SOCIETE:
Les trafics d’enfants semblent prendre de l’ampleur depuis plusieurs mois dans différentes provinces du pays. Pour en avoir le cœur net, Ivomo a mené une investigation approfondie dans une région et sur un cas précis. Elle s’est penchée sur la commune de Musongati, une des plus touchées par les « disparitions » de jeunes emmenés en Tanzanie. Musongati est située dans la province de Rutana (Est du Burundi) à environ 160 kilomètres de la capitale Bujumbura. Depuis plus de deux ans, des dizaines d’enfants originaires de différentes collines de cette commune ont été incités à abandonner l’école et à partir clandestinement vers la Tanzanie.
Les collines les plus touchées par le phénomène sont celles de Kamaramagambo, Mbuza, Nyabitsindu, Runyoni, Makakwe, Nkeyuke et Ceru, selon l’administration. Cette dernière n’a pourtant pas de chiffres globaux de ces « exilés ». Mais sur 60 ménages visités par Ivomo sur trois sous-collines (Gishanga, Gisibe et Rugari) de la colline de Kamaramagambo, 51 ont au moins un enfant en Tanzanie, certains pouvant même y avoir deux à trois enfants. Ainsi, sur les 51 ménages, on a compté 72 jeunes qui sont partis depuis 2015.
Deux jours de marche vers l’inconnu
Tout commence sur la colline de Mbuza. Il fait nuit, 6 jeunes se préparent à partir. Mbuza est un lieu de rassemblement pour les candidats à l’exil, car c’est là que vivent Heberi et Wahedi, deux frères qui maitrisent le circuit et leur servent de convoyeurs.
Les 6 jeunes sont assis par terre, un sachet contenant quelques habits dans les mains de chacun. Ils ont pour instruction de se lever très tôt le matin, à 4 heures au plus tard, car, il faut qu’ils aient traversé la commune de Musongati avant le réveil de toute personne capable de les identifier. Ils s’endorment à 22 heures, tous les six à même le sol…

À partir de là, on marche en territoire tanzanien. On doit prendre des chemins discrets pour éviter la police car tout le groupe voyage clandestinement. Personne parmi les jeunes n’a un document de voyage. À plus ou moins deux kilomètres de la frontière on arrive à Rukoni, un petit centre où notre reporter et les quelques jeunes qui ont un peu d’argent vont emprunter une moto. Il leur faudra au moins 7 heures sans s’arrêter pour arriver à destination, Kitagata (localité de la commune de Kasulu). C’est le village où ils travailleront, employés dans les champs.

Mais entre-temps, avant Rukoni, notre reporter s’est entretenu avec les jeunes Burundais qui ont entrepris ce voyage. Emmanuel* ,16 ans, est l’un d’eux. Originaire de la colline de Runyoni à Musongati, il est parmi ceux qui ne prendront pas de moto car il n’a pas d’argent. Il lui faudra encore plus de 30 heures de marche pour arriver à Kitagata mais il est plein d’espoir. « Je compte rester en Tanzanie pendant au moins deux ans. Quand j’aurai de l’argent je m’achèterai un téléphone, un vélo et puis je retournerai chez moi pour me marier », a-t-il indiqué. D’après leur guide, Heberi, ils devront passer par les localités de Heru, Nyalugusu, Mwali pour enfin arriver à Kitagata. « On doit même marcher la nuit », a-t-il précisé.
Comment ces jeunes sont-ils pris dans ce trafic ?
Les conditions de vie sont très mauvaises pour ces jeunes Burundais. Ils sont embauchés dans les plantations de tabac, de maïs ou de haricot et sont payés annuellement, ce qu’on appelle la « gukera ». Ils affirment qu’ils ne sont pas capables de couvrir leurs besoins fondamentaux. « On nous paie 270.000 shillings soit 125 dollars par an. Si on tombe malade ou si on a besoin de quoi que ce soit, le patron retranche de cette somme toute dépense effectuée. Il est carrément impossible de couvrir l’année avec un tel salaire », témoigne Claude*, 18 ans.

Il indique que certains préfèrent alors chercher d’autres revenus, par tous les moyens, même les plus malhonnêtes. «C’est ceux-là qui retournent au Burundi et qui trompent les autres en leur faisant croire qu’une fois arrivés en Tanzanie ils vont avoir beaucoup d’argent, des téléphones et des vélos mais c’est une illusion », précise-t-il. Il ajoute que les trafiquants reçoivent 40.000 shillings soit entre 18 et 20 dollars pour chaque jeune « livré ». « Imaginez-vous, si quelqu’un parvient à amener 40 à 50 enfants par trimestre, ça fait deux millions de shillings, » renchérit-il. Ce jeune affirme que les trafiquants, en plus de s’acheter des vélos, se construisent de belles maisons dans leurs villages, au même titre que des fonctionnaires. Notre reporter a pu le constater à Mbuza : les deux frères, Heberi et Wahedi, bien qu’ils soient seulement arrivés en 3ème année primaire, ont pu construire pour eux-mêmes et pour leurs parents des maisons en ciment.

Une vie pleine de dangers
A Kitagata, ces Burundais ne sont pas autorisés à vivre avec les Tanzaniens dans les villages. On les oblige de rester dans les champs où ils travaillent, du côté de Nkanda, à 30 km de Kitagata. Nkanda est l’une des localités très fertiles qui avaient été dédiées à l’agriculture par le Président Nyerere. Le reporter d’Ivomo a également visité l’endroit. De petites cahutes en branches ou des tentes usées installées dans la forêt, voilà tout leur habitat. « C’est très dangereux de vivre ici. Si on n’est pas attaqué par des animaux, on l’est par des abagemu. Ce sont des gardes forestiers armés. Ils viennent souvent nous voler notre argent ainsi que tous nos biens. On a peur », se désole un jeune homme tapi dans une tente.
Mais il n’y a pas que ce problème de sécurité. À Nkanda, les jeunes Burundais n’ont ni eau, ni nourriture suffisante. Ils sont obligés d’aller puiser l’eau à 30 km de là (5 heures de marche). Quand il pleut, ils se contentent d’en recueillir quelques litres dans des flaques qui parsèment les rues. C’est cette eau qu’ils boivent et qu’ils utilisent pour la cuisson. Ils affirment qu’ils passent deux à trois semaines sans se laver. « Si on tombe malade, on n’a pas le droit d’aller à l’hôpital ni au dispensaire car on vit ici illégalement. Si la police te voit, elle t’arrête et là c’est un emprisonnement de 6 mois minimum même pour une petite faute», confie Ezéchiel*. « Si tu es gravement malade et que ton patron trouve que ton salaire ne peut pas couvrir tous les soins il te renvoie directement. En plus, on ne mange qu’une fois par jour », précise-t-il.

La détresse des familles
Notre reporter a pu rencontrer à Nkanda cinq mineurs qui sont bloqués en Tanzanie depuis 4 mois. Ngabire et Augustin, respectivement 15 ans et 14 ans, sont parmi eux. Originaires des sous-collines de Gisibe et Gishanga sur la colline de Kamaramagambo, ils affirment qu’ils ont abandonné l’école et quitté leurs familles en septembre de l’an dernier. Ils étaient en 6ème année. La vie étant devenue impossible en Tanzanie, ils souhaitent retourner au Burundi. Augustin indique qu’à son arrivée à Kitagata il est directement tombé malade et a eu beaucoup de difficultés à se faire soigner. « Au cours des deux premiers mois j’avais déjà consommé pour les soins 30.000 shillings que mon patron retranchait de mon salaire mensuel de 22. 500 shillings. Là, j’ai vu que je ne pourrais pas tenir longtemps en Tanzanie. Mais je n’ai pas de moyens pour rentrer », a-t-il déclaré. Ngabire souhaite aussi retourner. Mais comment ? « On ne sait pas par où passer pour arriver chez-nous. On a appris qu’un certain Mayoti, qui nous avait conduit jusqu’ici, est en prison au Burundi », s’inquiète-t-il. Mayoti est l’un des « passeurs » qui maitrisent le circuit. Il travaillait avec les frères Heberi et Wahedi. Ivomo a contacté l’administration communale à Musongati au sujet de son emprisonnement. Celle-ci a confirmé qu’il est détenu à la prison centrale de Rutana avec cinq autres prévenus pour «trafic d’êtres humains». Les frères Heberi et Wahedi sont aussi recherchés, toujours selon l’administration.
Ivomo a rencontré à Musongati la femme de Mayoti et certains parents des enfants qui sont en Tanzanie. Spéciose est la mère de trois des cinq mineurs évoqués plus-haut. « Ils sont partis à mon insu. Depuis leur départ en septembre dernier, j’ai passé plusieurs semaines sans nouvelles d’eux. Je pensais qu’ils étaient morts. Ce n’est qu’après deux mois que j’ai appris qu’ils étaient en Tanzanie. Deux d’entre eux étaient en 6ème année. Ce sont des enfants ! Que l’administration nous aide à les ramener ! », nous a-t-elle confié. La famille d’Augustin est aussi dans le désespoir. « Il nous a caché son intention de partir. Il a abandonné l’école et il est parti sans rien dire. On est allé en Tanzanie pour l’y chercher mais en vain », se désole un parent.

L’administration s’inquiète enfin du problème
Pour enrayer ce phénomène, les autorités des provinces de Rutana et de Makamba viennent de prendre deux mesures. D’abord renforcer la surveillance de la frontière, ensuite interdire le passage après 16heures. Mais en allant sur place, Ivomo a pu constater que cette deuxième mesure était déjà contournée par les passeurs. A l’un des endroits où ils font traverser les gens, sur la colline de Buga, dans la province de Makamba, la frontière est bien fermée à 16 heures, plus personne ne passe, mais ce n’est que partie remise, semble-t-il. Au lieu de se faire pendant la nuit comme auparavant, les passages ont lieu désormais le matin et en début d’après-midi. Bref, le trafic continue.
*Les noms ont été changés